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d'ethnomusicologie

Entretien avec le danseur József Trefeli

Focus | 5 November 2020 | Fabrice Contri

« Australien d’origine hongroise, diplômé de l’Université de Melbourne VCA avec un Bachelor en Danse, József Trefeli travaille trois ans en Australie puis intègre la Compagnie de danse Alias en 1996 à Genève. En 2005 József fonde sa propre compagnie pour une commande chorégraphique de l’Association pour la Danse Contemporaine (ADC) à Genève. » Particulièrement actif dans le domaine pédagogique, il enseigne notamment aux ADEM, au sein du groupe Pannonia, la danse traditionnelle du pays de ses origines...   

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(Propos recueillis par Fabrice Contri)

Peux-tu nous dire quelque mots sur ton parcours : tes origines et ton apprentissage, cela en te situant par rapport à la tradition ?

Je suis né en Australie de deux parents hongrois et j'habite en Suisse depuis plus de vingt ans. J’ai toujours creusé dans mon héritage hongrois en apprenant des danses et des chansons depuis mon plus jeune âge. C'était en Australie, à Canberra, dans une communauté hongroise, avec un maître de danse hongrois. Cela a résonné pour moi dès le début comme une formidable expérience de rencontre et d’échange. Ce que j’apprécie tout particulièrement dans la danse traditionnelle, c’est cette invitation au partage, à la convivialité, à la fête, qu’il s’agisse de mariage, de baptême, de bal comme de célébrations plus graves, tel le deuil et ses funérailles. Toutes ces occasions offrent des opportunités d’être ensemble. Les gens exercent des métiers bien différents, appartiennent à des catégories sociales diverses, mais ces moments là, dans le contexte de la tradition, sont partagés par toutes et tous. La danse traditionnelle, qu’elle soit hongroise ou d’une autre partie du monde, c’est un pas à droite, un pas à gauche : tout le monde s’y reconnaît au-delà de la langue pratiquée, de la culture, et il n'y a pas besoin d'être érudit.e. C’est un appel du corps.

Il y avait donc du temps de ton enfance, en Australie, à Canberra, une communauté hongroise dans laquelle se manifestait un fort attachement à la danse et à la musique traditionnelles ?

Oui, et il y avait aussi l'école hongroise - que nous trouvions, en tant qu'enfants, nettement moins attrayante que la musique et la danse, quant à elles beaucoup plus vivantes et énergisantes  ! Cette communauté existe toujours. Il y a aussi cela à Genève, aujourd'hui : une petite école de langue hongroise pour les enfants, (http://genfimagyarsuli.blogspot.com/), à laquelle s'ajoutent le centre culturel de Genève (https://www.genfimagyarkultura.com/) et puis notre groupe de danse Pannonia (http://pannonia-danse.ch/). Dans ce groupe, il y a des danseur.se.s d'origines diverses dont nombre de Hongrois, notamment travaillant au CERN. Souvent ces gens découvrent la danse hongroise à leur arrivée à Genève, avant ils n'avaient jamais eu de contact avec cette tradition, ils n'avaient jamais songé à pratiquer la danse traditionnelle ! C'est une fois sortis de leur pays qu'ils ont eu l'idée et l'envie de renouer avec leurs racines à travers « La Tradition ».

Mais ces danses, intimement liées aux contextes socioculturels, trouvent-elles en-dehors de leur terre d'origine les mêmes occasions d'être pratiquées ?

Oui, bien sûr. Par exemple, pour le décès de ma mère, il y avait un accordéoniste jouant de la musique hongroise, et surtout il y avait des chants et des danses appropriées. Mais, par contre, il est important de souligner que la plupart de mes ami.e.s vivant en Hongrie ne font pas cela parce qu'ils/elles n'ont plus rien à voir avec les traditions et ne comprennent pas pourquoi, nous, expatriés, nous nous attachons à cela ! C'est la diaspora qui se replonge dans cet univers, un monde porteur d'une mémoire profonde dans laquelle puise d'ailleurs mon prochain spectacle Genetrix (https://jozseftrefeli.org/genetrix). Un spectacle de danse contemporaine inspiré de l'épigénétique qui pose la question de ce que notre corps connaît et perpétue des générations précédentes. Et puis parmi ces opportunités de pratiquer la danse hongroise en Suisse, il y a les táncház (de tánc, danse et ház, maison) : des soirées dansantes qui se tiennent dans divers lieux, des maisons particulières, des salles des fêtes ; en fait, tout endroit assez grand pour accueillir du monde. Cela « comme au pays » ! Le Táncház est un phénomène qui s'est développé dans les années 1970, dans les villes, quand les gens ont redécouvert leur patrimoine à travers des enregistrements audio ou vidéo. Ils ont décidé de faire comme au village mais en ville ! Cela a connu un vaste succès : aujourd'hui à Budapest, il y a toujours un endroit où a lieu un táncház, les jeunes adorent cela, et il n'y a que de la musique traditionnelle en acoustique - même si on porte le jean et le tee-shirt !


(Extrait d'une démonstration de l'ensemble Pannonia sur la scène de l'Auditorium du MEG en 2014)

Mais alors, toi-même, lorsque tu as fait la démarche de retourner en Hongrie : t'y es-tu senti plus hongrois qu'en Australie ou à Genève ?

Alors, cela est très étrange... En Australie, si on me demandait mes origines, je répondais :      « je suis hongrois » et en Hongrie, à la même question, j'ai dis à tout le monde « je suis australien » ! Parce que je n'ai pas l'éducation et la culture de ce pays, la Hongrie ; j'ai reçu un autre apprentissage, j'ai eu un autre vécu. Pourtant, en ce qui concerne les traditions, j'ai beaucoup appris et étudié.... et je les enseigne. J'ai donc pris de la distance par rapport à tout cela, mais, tout de même, lorsque je vais en Hongrie, je dis que je « retourne à la maison » !

As-tu cherché à apprendre sur le terrain, en Hongrie ?

Oui, j'ai fait cela. Je suis allé apprendre auprès de divers maîtres, musiciens et danseurs, dans les villages afin d'approcher les multiples traditions locales, mais j'ai seulement enseigné la danse contemporaine en Hongrie, pas la danse traditionnelle. Pannonia a également invité certains de ces maîtres, hommes et femmes, à Genève, par exemple Szilárd Szabó et son épouse, Ildikó Németh, ou Dusán Hegli.

 

Et, dans tes propres chorégraphies, comment opères-tu la connexion entre danse traditionnelle et contemporaine ?

Là aussi j'ai toujours pris de la distance, c'est-à-dire un certain recul. J'ai toujours apprécié certaines choses de la danse traditionnelle et d'autres de la danse contemporaine. Parfois, il y a des liens évidents entre elles, parfois elles apparaissent fort éloignées, voire opposées. La danse contemporaine - évidemment je généralise - peut avoir une tendance intellectuelle, conceptuelle alors que la danse traditionnelle ne va pas vraiment dans ce sens mais plutôt dans le partage - un moment à passer ensemble -, l'échange collectif, dans la sensation et l'émotion directes. La motivation profonde pour un danseur traditionnel de danser renvoie à un besoin, il va y répondre en traversant une catharsis avec une communauté. La danse contemporaine peut bien entendu aller aussi vers cette catharsis, mais le point de départ est autre. Lorsque je danse dans ce cadre, ce n'est pas forcément parce que mon corps, mon être, ma tradition m'amènent à faire cela mais a priori, intellectuellement, je décide d'aller chercher, creuser et réinventer un certain matériau chorégraphique et une musique. J'essaie de marier dans mon travail ces deux extrêmes, notamment parce que penser à telle ou telle danse traditionnelle - lorsque je suis dans un contexte artistique contemporain - cela accentue mon envie de danser, cela me fait accéder à un certain naturel. Cela me confère une certaine assise, une matérialité... cette base m'amène plus loin dans la performance que si je demeure seulement dans l'abstraction artistique, malgré toutes les exigences que je peux y mettre. Et je prends plus de plaisir aussi ! La danse traditionnelle n'a pas pour but premier de mettre en scène mais de vivre une expérience, de traverser une certaine émotion avec une communauté d'autres danseur.se.s. La danse traditionnelle, lorsqu'on choisit de la mettre également en scène, devrait transmettre la sensation et les émotions de ce phénomène, de ce partage émotionnel et physique.... de ce qui a été traversé ensemble.

Mais la danse traditionnelle possède aussi une dimension conceptuelle, notamment parce qu'elle est souvent emplie - « chargée » - de symboles ? Cela est particulièrement vrai dans le cas des danses des pays de l'Est, que ce soit au sujet des costumes, des mouvements... elle repose sur de multiples codes...

Oui, bien entendu, et j'emprunte d'ailleurs à cet univers dans mes chorégraphies contemporaines. Par exemple, dernièrement j'ai créé un spectacle intitulé Créature avec Gábor Varga (http://www.rencontreschoregraphiques.com/festival/jozsef-trefeli-gabor-varga), membre de la troupe Pannonia. Nous utilisons des fouets de cavalerie, des bâtons, divers objets liés au monde agricole, des costumes carnavalesques - inventés par nous mais qui puisent dans le fonds traditionnel. Nous réinventons et réinterprétons certains us et coutumes, certains codes traditionnels.

(Gabor Varga et Jòzsef Trefeli  dans le spectacle Créature, création de la compagnie Jòzsef Trefeli (2015-2017))

Si l'on en vient plus précisément au spectacle que Pannonia a préparé pour le festival Les Nuits du monde 2020 (spectacle annulé en raison des mesures sanitaires liées au Covid 19 - NDLR), on peut dire qu'avant d'être une performance artistique, il reflète d'abord cette volonté de partager collectivement une intention. Cela a été conçu pour la scène de l'Alhambra : cela relève donc de la spectacularisation, il y a une nécessaire dimension artistique mais, en même temps, c'est un bal...

Oui, mais Pannonia cherche à montrer deux faces d'une même pratique. La danse traditionnelle hongroise repose essentiellement sur l'improvisation. Il y a certes des pas, des bases fixées, des logiques, des structures prédéterminées, des musiques etc., mais, dans ces modèles, chaque danseur.se ou chaque couple de danseur.se.s décide comment les traverser. Cette spontanéité est quelque chose que Pannonia met en scène. L'autre aspect est constitué des chorégraphies : comment partir de ces bases pour construire un tout cohérent, une chorégraphie destinée à la scène ? En ce cas, nous travaillons de façon précise la forme, la mise en espace, les déplacements, la succession des diverses musiques. Il faut savoir que, traditionnellement, dans un même village, lors d'un mariage par exemple, on va commencer une danse et elle peut durer très longtemps. On ne peut pas maintenir cela sur une scène de spectacle : il s'agit de condenser, resserrer.

Chorégraphier, en ce sens, revient à synthétiser, rapprocher des choses qui traditionnellement ne sont pas faites pour être aussi proches... Mais la part d'improvisation disparaît-elle pour autant ?

Non, justement, nous voulons éviter qu'elle disparaisse. Dans nos chorégraphies, il y a une alternance entre des moments très « écrits », prédéterminés, et d'autres qui sont libres. Volontairement : pour nous aider à retrouver des sensations, pour que nous nous disions pendant que nous dansons : « je ne connais pas la suite. Je sais où je dois arriver et j'inventerai sur le vif ! »

Et ces chorégraphies sont le fruit de ton invention ou du groupe ? Qui en est le décideur ?

Elles sont le fruit d'un mélange, donc d'un échange. Nous invitons régulièrement dans notre groupe de danse divers.e.s chorégraphes, parfois de Hongrie, puis nous discutons avec eux/elles et proposons, nous interférons tous ensemble. Dans le spectacle que nous avons préparé pour le festival des ADEM, nous utilisons des danses provenant de huit villages différents. Nous invitons à un parcours à travers la Hongrie par le biais de ses danses, de ses musiques, de ses costumes, afin de souligner la diversité des traditions qui existent dans le pays. Mais nous faisons cela de manière condensée, en visant une dimension artistique, donc avec un certain recul conceptuel. C'est un jeu, une dialectique entre spontanéité - celle de la vie traditionnelle - et une forme d'abstraction - celle de la danse conçue en tant qu'art. Ce jeu est celui que Pannonia mène.

En ce qui concerne les costumes traditionnels, ils posent souvent problème aux yeux du public d'aujourd'hui qui les voient comme des sortes de reliques empreintes d'un certain folklorisme, j'entends d'une dimension touristique également... Qu'en penses-tu ?

Traditionnellement, il y a des costumes spécifiques à chaque village. Certains sont très riches, pleins de broderies, de perles et donc fort lourds. Cela implique que les danses avec ces costumes n'emploient pas de sauts. Dans des villages plus pauvres, dans la plaine par exemple, où, de plus, l'été s'avère très long et chaud, il y a des costumes beaucoup moins ornementés et léger, et il y a là des danses sautillantes, plus extraverties. Il y a beaucoup plus de jupons ce qui fait que les jupes tournoient et volent. Une interférence évidente s'exprime entre le vêtement et la danse, cela explique en partie comment les gens ont inventé leurs danses. Porter le « bon » costume - ou un équivalent - constitue donc un paramètre important pour bien danser ce répertoire.

Le costume représente une part essentielle de la pratique en imposant ses propres règles, au corps notamment... Le costume fait partie de la danse...

Oui, cela donne du sens. Celui de la tradition.

 

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Pour aller plus loin :

La présentation de l'atelier de danses hongroises et de transylvanie animé par József Trefeli dans le cadre des ADEM :
https://www.adem.ch/fr/cours/danses-de-hongrie-et-de-transylvanie

Le spectacle de la compagnie Pannonia imaginé dans le cadre du festival Les Nuits du Monde 2020 :
https://www.adem.ch/fr/les-nuits-du-monde-74-programme/pannonia-et-felvono

La présentation de la compagnie József Trefeli sur son propre site internet :
https://jozseftrefeli.org/fr/jozsef-trefeli

 

 

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